Droits de l’Homme : une Coupe du monde entachée et pointée du doigt

Rarement, dans l’histoire récente, une Coupe du monde de football aura suscité autant de polémiques et de rejets. En cause ? Des milliers de morts sur les chantiers des stades et autres infrastructures, les conditions de travail inhumaines des ouvriers et plus globalement, un respect plus que partiel des droits de l’Homme de la part du pays hôte, le Qatar. Une situation dénoncée par plusieurs ONG, Amnesty International en tête. Plutôt que le boycott préconisé par certains, cette compétition n’est-elle justement pas l’occasion de pointer nos regards sur des pratiques préexistantes et qui perdurent ? Pendant un mois, il sera en tout cas difficile de faire comme si de rien n’était.

6 750. C’est le chiffre qui revient en boucle, très souvent repris, notamment par les plus farouches détracteurs de cette Coupe du monde au Qatar. 6 750, ce serait le nombre d’ouvriers décédés sur les chantiers des stades depuis l’attribution de la compétition à l’émirat en 2010. Au départ, il provient d’une enquête du Guardian publiée en février 2021, qui se base sur des données provenant d’Inde, du Sri Lanka, du Bangladesh, du Népal et du Pakistan. Et encore, l’enquête s’arrête en 2020, le quotidien britannique précisant que le bilan total est certainement beaucoup plus élevé, n’incluant notamment pas les travailleurs originaires de pays comme le Kenya et les Philippines. De leur côté, le Qatar et la FIFA ont toujours minimisé ces chiffres, le pays hôte considérant même que le nombre de morts recensés était « normal » par rapport à la moyenne au sein de la population.

Au-delà de la bataille des chiffres, les conditions de travail déplorables des ouvriers sur les chantiers de la Coupe du monde sont une réalité bien palpable, et c’est ce que dénoncent les ONG, à commencer par Amnesty International. L’organisation reconnaît dans son rapport certains efforts du Qatar depuis des réformes mises en place en 2017 : « Loi réglementant les conditions de travail des employés de maison, mise sur pied de tribunaux spécialisés dans le droit du travail pour améliorer l’accès à la justice, création d’un fonds destiné au versement d’indemnités pour les salaires impayés, ainsi que fixation d’un salaire minimum. Le pays a également ratifié deux traités internationaux majeurs relatifs aux droits humains, sans reconnaître toutefois le droit des migrants d’adhérer à un syndicat. L’instance qatarienne en charge de l’organisation de la Coupe du monde 2022, le Comité suprême, a également adopté des normes renforcées pour protéger les travailleurs, mais uniquement sur les sites officiels du tournoi tels que les stades, ce qui ne couvre qu’une petite partie des projets indispensables à la tenue de ce grand événement et seulement 2 % de la main-d’œuvre au Qatar. »

« Le temps presse pour faire ce qui est juste »

Malgré ces avancées, Amnesty International pointe les graves lacunes qui persistent : « Au Qatar, les travailleurs migrants embauchés sur des projets liés à la Coupe du monde ou non continuent de subir de très nombreuses atteintes aux droits humains. Nombre d’entre eux, notamment dans les secteurs de l’emploi domestique et de la sécurité, sont soumis à des conditions s’apparentant à du travail forcé : les employés domestiques travaillent généralement entre 14 et 18 heures par jour, sans un seul jour de repos hebdomadaire, isolés dans des résidences privées. Quant aux gardiens, ils sont bien souvent privés de leurs jours de repos et contraints de travailler sous la menace de sanctions, telles que des retenues arbitraires de salaire ou la confiscation de leur passeport, alors que ces pratiques bafouent la loi qatarienne. »

Selon Steve Cockburn, directeur du programme justice économique et sociale d’Amnesty International, il reste beaucoup à faire en matière de droits des travailleurs du côté du pays hôte de cette grande compétition internationale : « Si le Qatar a fait des progrès importants en matière de droit du travail depuis cinq ans, il est clair que le chemin à parcourir est encore très long. Des milliers de travailleurs demeurent pris au piège du cycle habituel d’exploitation et d’abus du fait de failles dans la législation et d’une application insuffisante. À l’approche de la Coupe du monde, la mission consistant à protéger les travailleurs migrants contre l’exploitation n’est qu’à moitié menée, tandis que l’indemnisation des victimes d’atteintes aux droits humains est à peine lancée. En outre, il est impératif que le Qatar s’engage à améliorer les conditions sur le long terme. Les progrès ne doivent pas s’arrêter lorsque la Coupe du monde quittera Doha. » En attendant, les ONG comptent bien mettre la pression sur les organisateurs. Steve Cockburn pointe d’ailleurs sévèrement leur inaction : « Malgré un soutien immense et croissant en faveur de l’indemnisation des travailleuses et travailleurs migrants parmi les supporters, les associations de football et les sponsors, le Qatar et la FIFA ne bougent pas. À seulement un mois du coup d’envoi, le temps presse pour faire ce qui est juste. Fermer les yeux sur les atteintes endurées par des milliers de travailleuses et travailleurs migrants au fil des ans va à l’encontre de leurs obligations et responsabilités internationales respectives. Ils doivent s’allier afin de garantir que les victimes qui ont tant souffert pour rendre ce tournoi possible ne soient pas laissées pour compte. »

« Continuer à dénoncer les violations qui perdurent »

Pour ne pas fermer les yeux, justement, n’est-il pas mieux, contrairement à certains appels à un boycott pur et simple, de profiter de la médiatisation de l’événement pour faire vivre la mémoire de ces ouvriers décédés et continuer à dénoncer les conditions de travail dégradées de tous ceux qui sont encore sur les chantiers ? Olivier Pirot, directeur général d’Amnesty International Luxembourg, apporte son point de vue : « Je pense qu’il appartient à chacune et chacun de vivre cette coupe comme il le sent. Amnesty n’a jamais appelé à un boycott. Il est cependant important que toutes les parties prenantes – et cela inclut également les fédérations, les équipes et les supporters – utilisent ce moment particulier de mise sous les projecteurs du Qatar pour amplifier les demandes faites : respect et renforcement des protections du travail, autonomisation des travailleurs, travail rémunérateur, garantie de l’accès à la justice pour tous, poursuite de réformes et indemnisation des victimes. Il faut profiter du fait que les projecteurs de la Coupe du monde vont encore plus briller dans les semaines à venir pour veiller à ce que les réformes soient mises en place ou poursuivies, et que de nouveaux progrès soient initiés avant que la pression médiatique ne retombe sur le Qatar. »

Dans cette dernière ligne droite des préparatifs, le directeur général d’Amnesty International Luxembourg ne perd pas de vue les priorités pour les ONG engagées dans ce combat commun : « Continuer à dénoncer les violations qui perdurent, s’assurer que des réformes continuent et que le Qatar tienne ses promesses en matière de droit des travailleurs. À quelques semaines de la Coupe du monde, le chemin est en effet encore long à parcourir vers une protection complète et effective des droits des travailleurs. »

À peu près toutes les Coupes du monde de l’histoire l’ont montré, le football, c’est toujours plus que du football. Cette édition 2022 au Qatar n’échappe pas à la règle, bien au contraire. Cette attribution cristallise nombre de maux et de questionnements autour de ce que sont devenus le foot moderne, ses institutions internationales, ses orientations, et les valeurs qu’il est censé véhiculer. Au moment du coup d’envoi, encore une fois – et même si la magie du football ne peut jamais complètement disparaître – il sera compliqué de ne pas y penser.

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